14
— Il nous faut nous débarrasser de Miss Reiss, dit Hamilton lorsque le gros du groupe fut entré dans le living-room. Il nous faut la tuer. Rapidement et totalement Sans hésitation. Dès que nous pourrons l’atteindre.
— Elle nous détruira, marmonna Mc Feyffe.
— Pas tous. La plupart, peut-être.
— Mais cela serait encore préférable, dit Laws.
— Oui, fit Hamilton. Cela vaudrait mieux que de rester ici à attendre. Ce monde doit avoir une fin.
— Quelqu’un présente-t-il une objection ? demanda Arthur Silvester.
— Non, dit Marsha. Personne ne présente d’objection.
— Et vous, Mrs Pritchett ? s’enquit Hamilton. Qu’en dites-vous ?
— Bien entendu il faudra l’endormir, dit Mrs Pritchett. La pauvre créature…
— Pauvre ?
— Voici le monde dans lequel elle a toujours vécu, ce monde terrible et dément. Imaginez cela…, année après année. Un monde d’horreur et de destruction. Les yeux fixés sur la porte condamnée du sous-sol, David Pritchett demanda avec nervosité :
— Cette chose peut-elle monter ici ?
— Non, lui répondit Laws. Elle ne peut pas. Elle restera en bas jusqu’à ce qu’elle meure de faim. À moins que nous ne détruisions avant Miss Reiss.
— Alors nous sommes tous d’accord, dit Hamilton avec solennité. C’est déjà quelque chose. Personne ne tient à rester dans ce monde-ci.
— Bon, dit Marsha. Nous venons de décider ce que nous voulions faire. Mais maintenant, comment allons-nous le faire ?
— Une bonne question, fit Arthur Silvester. Ça va être dur.
— Mais pas impossible, dit Hamilton. Nous avons réussi avec vous. Nous avons réussi avec Mrs Pritchett.
— Avez-vous remarqué, nota pensivement Silvester, que chaque fois cela devient un peu plus difficile ?
Maintenant nous souhaiterions retrouver le monde de Mrs Pritchett.
— Et lorsque nous nous trouvions dans son monde, nous aurions préféré être dans le vôtre.
— Que voulez-vous dire ? demanda Hamilton, mal à l’aise.
— Peut-être cela recommencera-t-il, fit Silvester, lorsque nous nous retrouverons dans un autre monde.
— Le prochain sera le bon, dit Hamilton. Tôt ou tard, nous sortirons de ce piège.
— Mais peut-être pas tout de suite, fit remarquer Marsha. Nous sommes huit et nous avons seulement visité trois mondes. Nous en reste-t-il encore cinq à traverser ?
— Nous avons traversé trois mondes fantasmatiques, dit Hamilton. Trois mondes clos sans le moindre rapport avec la réalité. Lorsque nous nous trouvons dans l’un de ces mondes, il n’y a pas de moyen d’en sortir. Jusqu’ici, nous n’avons pas eu de chance. (Pensivement, il ajouta :) Mais je ne suis pas aussi sûr que les autres vivent également en pleine fantaisie. Un moment plus tard, Laws dit :
— Et vous ?
— Peut-être.
— Possible sans plus.
— Cela vous concerne aussi.
— Non merci.
— Ecoutez, dit Hamilton. Vous êtes névrosé et cynique, mais vous êtes aussi un réaliste. Moi aussi. Et Marsha aussi. Et Mc Feyffe. Et David Pritchett. Je pense que nous en avons presque fini avec ces royaumes du rêve.
— Que voulez-vous dire, Mr Hamilton ? demanda Mrs Pritchett, troublée. Je ne comprends pas.
— Je ne pensais pas que vous comprendriez, dit Hamilton. C’est du reste inutile.
— Intéressant, nota Mc Feyffe. Vous avez peut-être raison. Je suis d’accord en ce qui concerne vous et Laws et moi-même et le garçon. Mais pas pour Marsha. Désolé, Mrs Hamilton.
Marsha pâlit et dit :
— Vous n’avez rien oublié, n’est-ce pas ?
— Je vois aussi un monde imaginaire sous ces traits-là.
— J’ai aussi ma conception des mondes imaginaires, répondit Marsha, les lèvres blêmes. Des gens de votre espèce…
— De quoi parlent-ils ? demanda Laws à Hamilton.
— Ça n’a pas d’importance, dit impatiemment Hamilton.
— Peut-être que si. De quoi s’agit-il ?
Marsha lança un coup d’œil à son mari.
— Je n’ai pas peur qu’on en parle. Mc Feyffe a déjà rendu la chose publique.
— Nous devons rendre publiques ce genre de choses, dit brièvement Mc Feyffe. Nos vies en dépendent.
— Marsha a été accusée d’être une communiste, expliqua Hamilton. Mc Feyffe a servi d’accusateur. C’est absurde, bien entendu.
Laws réfléchit :
— Cela peut être grave. Je n’aimerais pas tomber dans un monde de ce genre.
— Cela ne vous arrivera pas, l’assura Hamilton. Une grimace amère apparut sur le visage de Laws :
— Vous m’avez laissé tomber une fois, Jack.
— Je le regrette.
— Non, protesta Laws, vous aviez probablement raison. Je n’aurais pas supporté le parfum des savons fins bien longtemps. Mais… (Il haussa les épaules.) Vous vous êtes trompé tout de même. Jusqu’à ce que nous sortions de ce… (Il s’arrêta net.) Oublions le passé et occupons-nous de ce qui se passe ici et maintenant.
Il y a de quoi faire.
— Encore une chose, dit Hamilton. Ensuite, nous pourrons tout oublier.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Merci de m’avoir tiré de ces marches.
Laws eut un sourire fugitif.
— Ce n’est rien. Vous aviez l’air plutôt triste et replié sur vous-même. Je crois que je serais descendu, même si j’avais su que je ne pourrais pas remonter ensuite. Vous n’étiez pas de taille à affronter tout seul ce que j’ai vu en bas.
Se tournant vers la cuisine, Marsha annonça :
— Je vais réchauffer le café. Quelqu’un veut-il quelque chose à manger ?
— Je suis plutôt affamé, dit rapidement Laws. Je suis venu directement de San José lorsque la fabrique de savons a disparu.
— Qu’est-ce qui est apparu à sa place ? demanda Hamilton, pendant qu’ils traversaient le couloir à la suite de Marsha.
— Quelque chose que je n’ai pas compris. Une espèce d’usine qui fabrique des instruments. Des ciseaux et des pinces, nickelés, comme des instruments chirurgicaux. J’en ai pris quelques-uns et je les ai étudiés, mais ils ne ressemblaient à rien.
— Il n’existe pas de produits de ce genre ?
— Pas dans le monde réel. C’est probablement quelque chose que Miss Reiss a vu une fois de loin. Quelque chose qu’elle n’a jamais vraiment compris.
— Des instruments de torture, proposa Hamilton.
— Fort possible. J’ai fichu le camp en vitesse, bien entendu, et j’ai pris le bus pour venir ici.
Montant sur un petit escabeau, Marsha ouvrit un placard au-dessus de l’évier.
— Voulez-vous des pêches en boîte ? demanda-t-elle.
— Excellent, répondit Laws. N’importe quoi me conviendra.
Lorsque Marsha attrapa une boîte dans le placard, la boîte lui échappa, roula sur l’étagère et tomba sur son pied avec un bruit mat. Marsha sauta de côté, grimaçant de douleur. Une seconde boîte s’inclina, hésita sur le bord de la planche pendant un instant, puis dégringola. Marsha parvint à peine à l’éviter en se jetant de côté.
— Ferme le placard, cria Hamilton en s’avançant.
Sans monter sur l’escabeau, il parvint à atteindre et à claquer les portes de bois. Ils purent entendre le choc des lourdes boîtes frappant les portes. Le bruit continua pendant quelques instants. Puis à regret, semblait-il, il cessa.
— Un accident, dit Mrs Pritchett, avec légèreté.
— Etudions cette affaire logiquement, fit Laws. Cela arrive tout le temps.
— Mais nous ne sommes pas ici dans le monde ordinaire, fit remarquer Arthur Silvester. Nous sommes dans le monde de Miss Reiss.
— Et si cela arrivait à Miss Reiss, acquiesça Hamilton, elle ne penserait pas qu’il s’agit d’un accident.
— Alors, c’était volontaire ? demanda faiblement Marsha en se penchant et en frottant son pied endolori. Cette boîte de pêches…
Hamilton ramassa la boite et la plaça dans l’ouvre-boîte mural :
— Nous devons faire attention. Dès maintenant, nous sommes tous sujets aux accidents. Des victimes toutes désignées.
À peine eut-il goûté ses pêches que Laws fit une grimace et posa le plat sur la paillasse.
— Je vois ce que vous voulez dire.
Hamilton goûta les pêches. Au lieu du goût sucré et un peu fade qu’ont tous les fruits en boîte, sa langue perçut un goût acide, métallique, qui le poussa à cracher rapidement la bouchée qu’il avait prise, dans l’évier.
— Plutôt acide, grogna-t-il.
— Du poison, dit calmement Laws. Il nous faudra faire attention à cela aussi.
— Peut-être devrions-nous faire un inventaire, dit Mrs Pritchett Nous devrions essayer de voir comment les choses fonctionnent ici.
— Bonne idée, dit Marsha avec un frisson. Ainsi nous ne serons pas pris au dépourvu. (Péniblement, elle remit sa chaussure et se dirigea en boitant vers son mari.) Chaque objet doté d’une vie propre, haineuse et vicieuse, s’efforçant de détruire…
Lorsqu’ils traversèrent le couloir, la lumière dans le living-room s’éteignit tout doucement Le salon fut plongé dans l’obscurité.
— Eh bien, dit doucement Hamilton. Voilà un autre accident. La lampe est grillée. Qui veut y aller et la changer ?
Personne ne se présenta.
— Tant pis, décida Hamilton. Cela n’en vaut pas la peine. Je le ferai demain, lorsqu’il fera jour.
— Qu’arrivera-t-il si toutes les lampes claquent ? demanda Marsha.
— Question intéressante, reconnut Hamilton. Je ne peux pas lui apporter de réponse. Nous essaierons alors de trouver des bougies. Des sources de lumière comme des briquets, des lampes de poche, etc.
— Pauvre folle, murmura Marsha. Pensez-y. Chaque fois qu’il y a une panne de ce genre, elle reste assise dans le noir à attendre les monstres qui vont fondre sur elle. Et elle pense, sans arrêt, qu’il s’agit d’un complot monté contre elle.
— Ce que nous pensons en ce moment, dit aigrement Mc Feyffe.
— Mais c’est exact, dit Laws. Ceci est son monde. Ici lorsque les lumières s’éteignent…
Le téléphone se mit à sonner dans les ténèbres du living-room.
— Et cela enfin, dit Hamilton. Que pensez-vous qu’elle croie lorsque le téléphone sonne ? Nous ferions mieux de l’imaginer dès maintenant. Qu’est-ce qu’un téléphone en train de sonner signifie pour un paranoïaque ?
— Je suppose que cela dépend du paranoïaque, répondit Marsha.
— Dans le cas considéré, il s’agirait bien évidemment de l’attirer dans le salon obscur. Aussi n’irons-nous pas.
Ils attendirent. Au bout d’un moment, le téléphone cessa de sonner. Ils respirèrent.
— Nous ferions mieux de rester dans la cuisine, dit Laws allant et venant comme un lion en cage. Là nous serons à l’abri. C’est un endroit tranquille.
— Une sorte de forteresse, dit Hamilton.
Lorsque Marsha essaya de mettre la deuxième boîte de pêches dans le réfrigérateur, la porte refusa de s’ouvrir. Elle agita follement la boîte et s’escrima sur la clenche de la porte jusqu’à ce que son mari l’entraînât un peu plus loin.
— Je deviens nerveuse, murmura-t-elle. C’est toujours comme ça. La porte se bloque souvent.
— Quelqu’un a-t-il branché cet appareil à griller le pain ? demanda Mrs Pritchett (Sur la table de la cuisine, le toaster bourdonnait.) C’est aussi brûlant qu’un four.
Hamilton examina l’objet. Il essaya d’actionner le thermostat et finit par abandonner. Il débrancha la prise. La résistance du grille-pain vira lentement au noir.
— En quoi pouvons-nous avoir confiance ? demanda craintivement Mrs Pritchett.
— En rien, lui dit Hamilton.
— C’est tellement grotesque, protesta Marsha. Pensivement, Laws ouvrit le tiroir à côté de l’évier.
— Nous aurons peut-être besoin d’une arme.
Il commença à fouiller dans les couverts jusqu’à ce qu’il eût trouvé ce qu’il cherchait, un lourd couteau d’acier. Lorsque ses doigts se refermèrent sur le manche, Hamilton fit un pas vers lui et repoussa son bras.
— Faites attention, dit-il. Souvenez-vous de la boîte de pêches.
— Mais nous en aurons besoin, dit Laws avec irritation. (Echappant à Hamilton, il saisit le couteau.) Il me faut bien quelque chose. Vous avez bien ce damné revolver qui gonfle votre poche.
Un instant, le couteau resta dans la paume de sa main. Puis, brusquement, il s’envola et plongea vers l’estomac du Noir. Avec agilité, Laws l’évita. La lame s’enfonça dans le panneau de bois qui soutenait l’évier. Aussi rapide que l’éclair, Laws écrasa le couteau de son lourd soulier. Le manche céda avec un claquement métallique, laissant la lame enfoncée dans le bois. Elle resta là, vibrant désespérément.
— Vous voyez, dit sèchement Hamilton.
Presque évanouie, Mrs Pritchett s’assit sur une chaise près de la table.
— Oh, mes amis, murmura-t-elle. Qu’allons-nous de venir ? (Sa voix dérailla et devint inintelligible.) Oh…
Marsha attrapa un verre sur l’égouttoir, et se pencha vers le robinet.
— Je vais vous donner un verre d’eau, Mrs Pritchett.
Mais le liquide qui coula du robinet n’était pas de l’eau. C’était du sang. Un sang chaud et épais. Rouge.
— La maison, dit faiblement Marsha, fermant le robinet. (Dans l’évier blanc, une flaque de sang frais s’écoulait lentement.) La maison elle-même est vivante.
— Exactement, dit Hamilton. Et nous nous trouvons à l’intérieur.
— Je pense que nous sommes tous d’accord, dit Arthur Silvester. Nous devons sortir. La question est : le pouvons-nous ?
Se dirigeant vers la porte de derrière, Hamilton essaya le verrou. Il refusa de céder ; même en y allant de toute sa force, il ne parvint pas à le faire bouger.
— Pas par-là, annonça-t-il.
— Il se coince toujours, dit Marsha. Essayons la porte de devant.
— Mais il faut pour cela que nous traversions le salon, fit remarquer Laws.
— Vous avez une meilleure idée ?
— Non, reconnut Laws. Sauf que, quoi que nous fassions, nous ferions mieux de le faire tout de suite.
En file indienne, ils traversèrent le couloir sombre et se dirigèrent vers ce puits de ténèbres qu’était le salon. Hamilton ouvrait la route. Le fait qu’il s’agît après tout de sa maison lui donnait du courage. Peut-être, c’était un faible espoir, pouvait-il en attendre une certaine clémence.
De la bouche d’air chaud dans le couloir, venait le son d’un souffle régulier. Hamilton s’arrêta pour écouter. L’air qui sortait de la bouche d’air était tiède, humide et odorant, comme une haleine. Ce n’était pas l’air mort, inerte, réchauffé par un appareil mécanique, mais le souffle vivant expulsé par un organisme. Dans la cave, la chaudière respirait. La bouche d’air aspirait et expirait, au rythme des poumons de la maison.
— Est-ce… un mâle ou une femelle ?demanda Marsha.
— Mâle, dit Mc Feyffe. Miss Reiss a peur des hommes.
L’air qui provenait de la bouche d’air avait une odeur de fumée de cigare, de bière et de transpiration masculine. Un ensemble complexe d’odeurs que Miss Reiss devait avoir rencontrées dans l’autobus, les ascenseurs, les restaurants. L’odeur rude, chargée d’ail, d’hommes d’un certain âge.
— Voilà probablement la façon dont son boy-friend sent, dit Hamilton, lorsqu’il se penche sur son cou…
Marsha frissonna :
— Et rentrer chez soi, et sentir cette odeur, tout autour de soi…
Les fils électriques de la maison s’étaient probablement transformés en un système nerveux. Pourquoi pas ? Les tuyaux d’eau conduisaient du sang ; les conduites d’air chaud apportaient de l’air aux poumons de la cave. Par la fenêtre du salon, Hamilton put apercevoir la forme des vignes vierges que Marsha avait fait grimper à grand-peine jusqu’au toit. Dans l’obscurité, la vigne n’était plus verte ; elle était d’un brun terne. Comme des cheveux. Comme la chevelure épaisse, châtain, d’un homme d’affaires d’un certain âge. La vigne vibrait légèrement dans le vent, et le vent projetait des débris et des tiges jaunies sur le gazon. Sous les pieds de Hamilton, le parquet frémit. Au début il crut s’être trompé ; ce ne fût que lorsque Mrs Pritchett commença à se plaindre qu’il en fut sûr. Se penchant, il toucha le carrelage d’asphalte de la paume de sa mais. Le sol était tiède, comme de la chair humaine.
Les murs, eux aussi, étaient tièdes. Et non pas durs. Ses doigts ne rencontraient pas la surface ferme, résistante de peinture, de papier, de plâtre et de bois, mais une surface douce, qui cédait légèrement sous la pression.
— Venez, dit Laws. Dépêchez-vous. Las, comme des animaux traqués, les sept progressèrent au sein des ténèbres du salon. Sous leurs pieds, le tapis s’émouvait. Ils pouvaient percevoir tout autour d’eux une présence vivante, palpitante, s’échauffant et s’irritant. Ce fut un long voyage à travers le salon. De tous côtés, lampes et livres bougeaient de façon inquiétante. Mrs Pritchett poussa une fois un hurlement de terreur. Le fil électrique du poste de télévision s’était sournoisement enroulé autour de sa cheville. Bill Laws, d’un mouvement rapide, tira sur le fil et la libéra. Derrière eux, le fil coupé s’agita furieusement, impuissant.
— Nous y sommes presque, dit Hamilton, aux formes indistinctes qui le suivaient.
Il pouvait discerner la porte et la serrure ; déjà, il tendait la main. Il s’approcha en formulant une prière muette. Un mètre ; cinquante centimètres, vingt centimètres…
Il eut brusquement l’impression de monter.
Etonné, il retira sa main. Il se trouvait sur une sorte de vague, et il était déjà en train de glisser. Brusquement, il roula sur lui-même et tomba ; battant des bras, il essaya de se redresser. Ils trébuchèrent tous les sept et se retrouvèrent au centre du salon. Le couloir était absolument noir ; même la lumière de la cuisine avait disparu. Il n’y avait que les petits points lumineux des étoiles, derrière les fenêtres, mais si loin, si loin.
— C’est le tapis, dit Bill Laws dans un murmure encore plein d’incrédulité. Il nous a tirés en arrière.
Sous eux, le tapis s’agitait furieusement. C’était une surface chaude, spongieuse, en train de devenir humide. En se redressant, tant bien que mal, Hamilton heurta un mur… et s’écarta. Du mur suintait un jus épais, une coulée de salive avide, pleine d’expectative.
La maison avait faim.
S’aplatissant contre le mur, Hamilton essaya d’éviter le tapis. L’extrémité du tapis explorait pourtant les alentours, cherchant à l’atteindre tandis qu’il avançait, tremblant et transpirant, vers la porte. Un pas. Deux. Trois. Derrière lui, d’autres ombres avançaient. Mais tous n’étaient pas là.
— Où est Edith Pritchett ? demanda Hamilton.
— Partie, dit Marsha. Entraînée dans le couloir.
— La gorge, énonça Laws.
— Nous sommes dans la bouche, dit faiblement David Pritchett.
La chair humide de la bouche de l’être effleurait Hamilton. Ce contact le fit frémir de dégoût ; il avança pourtant, et se jeta sur la poignée de la porte, visant le petit ovale de métal faiblement brillant. Cette fois, il parvint à l’attraper ; dans un grand effort, il ouvrit la porte. Les ombres derrière lui se retinrent de crier lorsque la nuit, au-dehors, devint brusquement visible. Les étoiles, la rue, les maisons sombres de l’autre côté de la route, les arbres se balançant dans le vent… et l’air froid de la nuit.
Ce fut tout. Sans avertissement, l’ouverture commença à se refermer. Le chambranle se rétrécit et les murs se rapprochèrent. Il ne resta qu’une fente étroite. Comme des lèvres, les murs s’étaient refermés.
Le souffle écœurant, rance, de la créature emplit le couloir. La langue s’agita avidement. Les murs sécrétèrent de la salive. Dans la nuit, auprès de Hamilton, des voix humaines poussèrent des cris d’angoisse ; sans leur prêter attention, il se débattit pour maintenir ses mains et ses bras dans la mince fente qu’avaient laissée les murs, et qui avait été une porte. Le plancher commença à monter. Et le plafond, lentement et inexorablement, descendit. Avec une précision extraordinaire, le plancher et le plafond se rapprochaient ; dans un instant, ils se rencontreraient.
— Ça mâche, souffla Marsha, à côté de lui, dans l’obscurité.
Hamilton poussa de toutes ses forcés. Appuyant son épaule contre la porte déformée, il frappa, griffa la chair tendre de la maison. Des lambeaux de matière organique cédèrent, il arracha à la paroi de grands morceaux flasques.
— Aidez-moi, cria-t-il à l’adresse des formes qui se débattaient autour de lui.
Bill Laws et Charley Mc Feyffe se levèrent, couverts de salive, et l’aidèrent à démolir la porte. Ils parvinrent à s’ouvrir une sorte d’issue circulaire, avec l’aide de Marsha et de David Pritchett.
— Sortez, dit Hamilton, poussant sa femme au-dehors. Marsha glissa sur le porche et roula au loin.
— Allez-y, dit Hamilton à Silvester.
Le vieil homme fut projeté au travers de l’ouverture ; derrière lui vint Laws, puis Mc Feyffe. Jetant un coup d’œil autour de lui, Hamilton ne vit personne d’autre que David Pritchett et lui-même. Le plafond et le plancher se touchaient pratiquement ; ils ne pouvaient plus se soucier du sort de quelqu’un d’autre.
— Filez, grogna-t-il, et il poussa le garçon dans l’ouverture palpitante.
Puis, se tordant et frissonnant il parvint lui-même à sortir. Derrière lui, à l’intérieur de la bouche de la créature, le plafond et le plancher se rencontrèrent. Des craquements furent nettement audibles lorsque les surfaces dures se rencontrèrent. Les craquements recommencèrent.
Mrs Pritchett, qui n’était pas sortie, était en train d’être mâchée.
Les survivants se rassemblèrent sur la pelouse, à distance respectueuse de la maison. Personne ne parla tandis qu’ils regardaient la créature se dilater et se contracter. La digestion « commençait. Finalement, ces contractions cessèrent. Un dernier frisson spasmodique parcourut la maison, puis l’être s’immobilisa.
Avec un bruit mat, les volets retombèrent, ombres opaques et immuables.
— Ça dort, dit Marsha.
Hamilton se demanda ce que diraient les éboueurs lorsqu’ils viendraient chercher les ordures. Un petit tas d’os bien propres se trouverait devant la porte, des os convenablement polis, sucés, puis jetés. Avec, peut-être, quelques boutons et autres agrafes métalliques.
— Exactement, acquiesça Laws. Hamilton se dirigea vers la voiture.
— Ça va être un vrai plaisir que de la tuer.
— Pas la voiture, l’avertit Laws. Nous ne pouvons pas en être sûrs.
Hamilton s’arrêta et réfléchit :
— Nous gagnerons son appartement à pied. J’essaierai de l’attirer au-dehors ; si nous pouvons l’attraper à l’extérieur, sans entrer…
— Elle se trouve probablement déjà à l’extérieur, dit Marsha. Sinon elle risquerait ce qui vient de nous arriver. Peut-être est-elle déjà morte ; peut-être son immeuble l’a-t-il dévorée dès qu’elle y a pénétré.
— Elle n’est pas morte, fît remarquer Laws ironiquement. Ou nous ne serions pas ici.
Des ténèbres qui environnaient le garage, une silhouette mince se détacha.
— C’est exact, dit-elle, d’une voix tranquille et sans timbre. (Une voix familière.) Je vis encore.
Hamilton tira de la poche de son veston son revolver. Pendant que ses doigts s’affairaient sur la sécurité, il se rendit brusquement compte de quelque chose. Il n’avait jamais auparavant employé ce revolver, et ne l’avait même jamais vu. Dans le monde réel, il ne possédait pas de P.45. Le revolver était apparu avec le monde de Miss Reiss ; il faisait partie de sa personnalité et de son existence dans ce fantasme sauvage, pathologique.
— Vous avez réussi à vous sauver ? demanda Bill Laws à Miss Reiss.
— J’ai été assez intelligente pour ne pas monter les escaliers, répondit la femme. J’ai compris ce que vous aviez préparé, dès que j’ai posé le pied sur le paillasson. (Il y avait une nuance de triomphe dans la voix de Miss Reiss.) Vous n’êtes pas aussi forts que vous le pensiez.
— Mon Dieu, dit Marsha, mais nous n’avons jamais…
— Vous essayez de me tuer, n’est-ce pas ? demanda Miss Reiss. Vous tous. Le groupe tout entier. Il y a déjà longtemps que vous conspirez, n’est-ce pas ?
— C’est exact, reconnut brusquement Laws. C’est tout à fait ça.
Miss Reiss eut un rire âpre et métallique.
— Je le savais. Et vous n’avez pas peur de le dire ainsi ?
— Miss Reiss, dit Hamilton, nous essayons bien entendu de vous tuer. Mais nous ne pouvons pas. Il n’y a pas un seul être humain dans ce monde dément qui puisse lever un doigt contre vous. C’est toutes ces horreurs que vous avez rêvées…
— Mais, interrompit Miss Reiss, vous n’êtes pas des êtres humains.
— Et quoi donc, alors ? demanda Arthur Silvester.
— Vous n’en êtes pas. Je le savais la première fois que je vous ai vus, dans le bévatron. C’est pour cela que vous avez survécu à la chute ; l’accident était manifestement une tentative pour me tuer. Mais je ne suis pas morte. (Miss Reiss sourit.) Je puis me défendre, quelquefois.
Très lentement, Hamilton dit :
— Si nous ne sommes pas des êtres humains, alors que sommes-nous ?
À ce moment précis, Bill Laws bondit. Quittant l’herbe humide, il plongea vers la mince silhouette de Joan Reiss. Ses ailes déployées, poudreuses, parcheminées, battaient l’air frais de la nuit. Sa trajectoire était absolument rectiligne ; il fondit sur elle avant qu’elle ait pu faire un mouvement, ou pousser un cri.
Ce qui avait semblé être un être humain était en réalité une bête annelée, chitineuse, qui bourdonnait et s’agitait en s’enroulant autour du corps de Miss Reiss. La créature se tordit ; d’un coup violent, elle frappa la femme, la piqua, enfonça sa queue qui portait un dard empoisonné dans son corps, puis, un instant plus tard, satisfaite, la retira lentement. Les pinces cliquetantes de la créature abandonnèrent progressivement le corps de Miss Reiss. Elle tomba sur les mains et sur les genoux et s’affala, face contre terre, haletant dans l’herbe humide.
— Elle va s’enfuir en rampant, dit Arthur Silvester.
Se précipitant vers elle, il sauta sur le corps pantelant et le retourna. Vivement, il commença à l’entourer de bave qui se solidifiait rapidement. Le faisant pivoter sur lui-même, il l’enserra dans un filet de fibres résistantes. Lorsqu’il eut terminé, l’insecte longiligne qui s’était appelé Bill Laws prit ce paquet dans ses pinces. Soulevant le cocon qui s’agitait faiblement, il permit à Silvester de sécréter un long fil que celui-ci fit passer par-dessus la branche d’un arbre. Au bout d’un moment, la forme à demi-paralysée de Joan Reiss qui se trouvait la tête en bas dans son filet de câbles gluants, les yeux vitreux, la bouche entrouverte, se balança paisiblement au gré du vent.
— Cela la retiendra, dit Hamilton avec satisfaction.
— Je suis heureuse que vous l’ayez laissée en vie, dit avidement Marsha. Nous pourrons nous distraire avec elle. Elle ne peut plus rien faire.
— Mais nous devrons la tuer finalement, insista Mc Feyffe. Lorsque nous aurons pris un peu de plaisir.
— Elle a tué ma mère, dit David Pritchett, d’une petite voix vibrante.
Avant qu’ils aient eu le temps de l’en empêcher, il se précipita, s’accroupit et sauta sur le cocon qui oscillait. Il produisit brusquement une trompe effilée, écarta les fibres du cocon, déchira les vêtements de la femme et enfonça sa trompe dans la chair palpitante. Très vite, il suça les humeurs du corps de Miss Reiss. Il se laissa alors retomber sur le sol, repu, ne laissant derrière lui qu’une enveloppe racornie et desséchée. Cette enveloppe vivait encore, mais elle était en train de mourir. Ses yeux brouillés par la souffrance les fixaient sans plus les voir. Joan Reiss avait perdu connaissance ; il ne restait plus en elle qu’une pâle étincelle de vie. Les membres du groupe l’observaient attentivement, conscients du fait que les dernières secondes de son agonie étaient en train de s’écouler.
— Elle le méritait, dit Hamilton, d’une voix hésitante.
Maintenant que le travail était fait, il commençait à en douter. À côté de lui, le grand insecte annelé qu’était Bill Laws approuva du chef.
— Bien sûr qu’elle le méritait. (Sa voix était un faible bourdonnement.) Souvenez-vous de ce qu’elle a fait à Edith Pritchett.
— Ce sera une bonne chose que de sortir de son monde, dit Marsha. Et de regagner notre monde.
— Et nos vieilles formes, ajouta Hamilton en jetant un coup d’œil inquiet à Arthur Silvester.
— Que voulez-vous dire ? demanda Laws.
— Il ne comprend pas, dit Silvester, avec une trace d’ironie dans la voix. Ce sont nos formes, Hamilton. Mais elles ne s’étaient pas manifestées auparavant. (Il ajouta :) Du moins, vous ne pouviez pas les voir.
Laws eut un rire sec :
— Ecoutez-le. Ecoutez ce qu’il pense. Hamilton, vous êtes terriblement intéressant.
— Peut-être devrions-nous voir s’il pense encore autre chose ? suggéra Arthur Silvester.
— C’est ça, acquiesça Laws. Approchons-nous que nous puissions voir ce qu’il a à dire. Voyons donc ce qu’il peut faire.
Enervé, Hamilton dit :
— Tuez-la et finissons-en… vous faites partie de sa démence et vous ne vous en rendez pas compte.
— Je me demande à quelle vitesse il peut courir, s’interrogea à voix haute Arthur Silvester, s’approchant lentement de Hamilton.
— Ecartez-vous, dit Hamilton, saisissant son revolver.
— Et sa femme, dit Silvester. Emmenons-la faire une promenade.
— Je la veux, dit David Pritchett d’une voix grêle. Donnez-la-moi. Tenez-la, si vous voulez. Vous l’empêcherez de…
Se balançant silencieusement dans son cocon. Miss Reiss mourut sans bruit. Et sans un son, le monde, autour d’eux, explosa en une infinité de particules.
Les jambes molles de soulagement, Hamilton attira sa femme contre lui et la serra dans ses bras :
— Dieu merci, dit-il. Nous en sommes sortis. Marsha se serra contre lui :
— Juste à temps, n’est-ce pas. Des ombres indécises se mouvaient autour d’eux ; patiemment, Hamilton attendit. Ils allaient souffrir quelque peu lorsqu’ils apparaîtraient sur la plateforme de ciment du bévatron. Ils étaient tous blessés ; ils souffriraient pendant un certain temps, puis viendrait une longue convalescence, de longs jours vides à l’hôpital. Mais cela valait la peine.
Les ombres se dissipèrent. Ils n’étaient pas dans le bévatron.
— Cela recommence, dit d’une voix lourde Charley Mc Feyffe.
II se releva et s’agrippa à la rampe du porche.
— Mais ce n’est pas possible, dit Hamilton. Il ne reste plus personne. Nous avons tout traversé.
— Vous vous trompez, dit Mc Feyffe. Désolé, Jack, mais je vous l’avais dit. Je vous avais averti à son propos et vous ne vouliez pas m’écouter.
Devant la maison de Hamilton, se trouvait garée une sinistre voiture noire. Les portes s’ouvrirent ; de la banquette arrière surgit une silhouette massive qui traversa la pelouse et se dirigea vers Hamilton. Derrière l’homme, venaient des personnages aux visages durs, en imperméables, chapeau sur la tête, qui conservaient ostensiblement leurs mains dans leurs poches.
— Vous êtes tous là, grogna le gros homme. Okay, Hamilton, par ici.
Au début, Hamilton ne le reconnut pas. Le visage de l’homme était une masse de chair épaisse, coupée par un mauvais sourire ; de petits yeux étaient enfoncés dans la graisse. Les doigts qui se refermèrent sur le bras de Hamilton étaient boudinés ; il émanait de l’homme une odeur écœurante de parfum rance mais coûteux… et de sang.
— Pourquoi n’étiez-vous pas au travail, aujourd’hui ? hurla le gros homme. Je suis désolé pour vous, Jack. Je connaissais votre père.
— Nous savons tout à propos du pique-nique, ajouta un des durs.
— Tillingford, dit Hamilton, surpris. Est-ce bien vous ?
Avec un sourire hideux, le Dr Tillingford, capitaliste assoiffé de sang, retourna à la Cadillac.
— Amenez-le, ordonna-t-il à ses hommes. J’en ai besoin au Laboratoire d’Etude de la Peau. Nous avons découvert quelques nouveaux poisons bactériologiques que nous voulons essayer. Il fera un bon cobaye.